Aux musulmans sur la crise du Code de la famille
Les Echos du 15 septembre 2009 (Mali)
Le nouveau Code de la Famille fait largement débat. Il fallait s'y attendre.On ne peut en effet pas proposer une réforme aussi importante d'une société sans s'imprégner des réalités profondes de cette société, sans au préalable procéder à une large campagne d'information, de sensibilisation et concertation des populations concernées. Et c'est là que nous interpellons une fois de plus le pouvoir actuel sur son dilettantisme et ses pratiques de bricolage, les partis politiques sur leur manque de vision et leur incapacité chronique à faire de l'animation politique en dehors des campagnes électorales. Se contenter de la situation de rente (au demeurant scandaleuse) qu'offrent les officines politiques et fonctionnariser le statut de l'homme politique (qui devrait avant tout être un militant) ne peut qu'aboutir à de tels désastres.Mais ce n'est pas un cas désespéré. Bien au contraire. Ce coup de semonce de la société civile musulmane malienne, si rude soit-il ne doit pas être une occasion manquée : c'est le moment ou jamais de se pencher sur certains paradigmes dont on ne peut plus faire l'impasse dans la perspective d'une refondation de la société malienne. Car cette refondation, elle aussi, est incontournable : le Mali n'est pas localisé sur un lieu autre que la planète Terre. Et sur cette planète Terre qui est en passe d'atteindre ses limites écologiques, sociales, économiques et morales, tout nous pousse au changement : le redimensionnement de la matière, la reconfiguration du vivant, la contraction du temps et de l'espace qui casse toutes les barrières et expose tous les systèmes à d'autres influences, nos crises sociales et économiques, notre démographie galopante qui va croiser de façon dramatique dans les 50 ans à venir l'épuisement des ressources stratégiques et fort vitales comme l'eau, les énergies non renouvelables, les terres arables, les espaces habitables...Face à ces challenges et à la lumière du malaise créé par le projet du Code, j'aimerais donc, en simple citoyen, sans aucune prétention d'exégèse, examiner avec vous quelques points de réflexion. Il ne s'agit pas d'émettre un quelconque jugement sur le Code, mais de contribuer à l'esquisse d'une approche méthodologique d'un cadre de dialogue. Quelle place pour le musulman dans une société plurielle ? Faut-il le rappeler ? La société malienne est plurielle. Notre pays est composé de femmes et d'hommes, de jeunes et de vieux, de Blancs et de Noirs, de chrétiens, de musulmans, d'animistes et d'agnostiques. Sans compter les innombrables ethnies dont les croisements ont contribué à créer d'autres sous-ensembles dont nul ne saurait aujourd'hui faire le décompte exact. Nous faisons donc, comme tout Etat moderne, face au paradigme de la cœxistence pacifique de tous ces constituants, de toutes ces sensibilités, dans le respect des droits de chacun et de tous. L'Etat d'après Emmanuel Kant est une "communauté de volontés impures" en ce sens que les groupes sociaux et les individus qui le composent sont mus par des ressorts, des ambitions et des instincts distincts, parfois même contradictoires.C'est là qu'il faut bien que chacun laisse quelque chose au vestiaire pour aboutir à un compromis, mieux à un consensus social pour la survie de l'ensemble. C'est là qu'il faut savoir concilier la nécessité d'un rempart social conféré par la participation de la majorité et la protection des droits des minorités. Tout groupe social est appelé à investir l'espace public pour participer à cette dynamique sociale. La question qui se pose est donc la suivante : la défense des intérêts d'un groupe sur la base de la religion est-elle compatible avec la laïcité ?Nous pensons que oui. Le groupe religieux a le droit, voire le devoir de faire de l'animation religieuse, pour apporter sa sensibilité et sa contribution à l’édification de la maison commune, tant il est vrai que le droit, en tant qu'instrument de "codification des responsabilités, des libertés et des principes de cœxistence" (Tariq Ramadan) doit émerger avant tout d'un consensus social. Le musulman, en tant qu'acteur social a donc pleinement le droit et même le devoir de manifester pour faire connaître sa différence dans une société pluraliste. Mais une nuance de taille se dessine ici : si les sociétés musulmanes ont appris à codifier et à gérer la pluralité, cela s'est toujours effectué historiquement dans un statut de société majoritaire, dominante. Les sociétés juive de Médine et chrétienne de Najran étaient ultra-minoritaires. Appelées "al adh dhimma", c'est-à-dire ceux qui sont sous contrat, elles bénéficiaient d'un haut degré de protection de la part des musulmans qui détenaient l'intégralité des pouvoirs à l'époque (pouvoirs politique, économique, judiciaire, législatif).Le défi actuel des musulmans dans une société plurielle sécularisée consiste donc à gérer les relations avec d'autres groupes sur un pied d'égalité en citoyenneté. Car, hormis les cas exceptionnels du bahaïsme (qui admet toutes les grandes religions) et du bouddhisme (qui n'exclut aucune grande religion), aucune religion n'est soluble dans une autre. L'argument de la majorité numérique n'est pas valable pour imposer des mesures qui sortent de la règle commune, c'est-à-dire la laïcité qui garantit l'égalité des identités. Ici, ce n'est pas le fait majoritaire, mais le fait consensuel qui devrait s'imposer.Existe-t-il des règles de gestion de la culture musulmane dans une société non islamique ? C'est une question existentielle qui se pose à nombre de musulmans aujourd'hui, surtout dans les pays non développés. Ce questionnement ne résulte pas tant d'une quelconque avancée des "islamistes" que de l'échec de nos "Etats modernes" dans leurs actions de développement et de redistribution des revenus nationaux, avec ses conséquences sociales désastreuses (aggravation des inégalités, paupérisation du plus grand nombre, fragilisation des familles, des communautés et des individus, dissolution des mœurs, etc).L'Etat moderne n'ayant pas souvent tenu ses promesses, la recherche d'alternatives crédibles s'effectue avec d'autant plus de radicalisme que beaucoup de musulmans, et parfois parmi les plus lettrés, s'accrochent à la lettre et non à l'esprit des textes religieux. L'on fait ainsi croire à nombre de fidèles que la parole de Dieu est immuable, que tout est dit dans les textes et que s'en écarter d'un iota reviendrait tout simplement à tomber dans l'apostat, voire dans la mécréance.Qu'en est-il en réalité ?Les deux sources essentielles du droit islamique, c'est connu, sont le Coran et la sunna qui donnent les principes et les orientations dont le musulman doit s'inspirer constamment pour gérer sa vie. Le chemin à suivre pour appliquer les principes est justement cette Chari'a que d'aucuns réduisent à un Code pénal extrêmement sévère, caricaturé par la lapidation, l'amputation des membres, etc. Or il se trouve que si l'enseignement des sources est complet et immuable dans le dogme, il est à adapter et à compléter dans la vie sociale, selon les exigences de l'époque et du lieu. Oui, l'islam n'a jamais rejeté la nécessité de gérer selon les contextes cette diversité humaine voulue par Dieu Lui-même. Plusieurs éléments et anecdotes l'attestent :a) l'entretien que le prophète Mohamed (PSL) a eu avec le juge Mu'adh ibn Jabal, au moment du départ de ce dernier pour le Yémen est très révélateur : - Selon quoi jugeras-tu ? Lui demanda le prophète. - Selon le livre de Dieu, répondit Mu'adh. - Et si tu n y trouves rien ? Selon la tradition (sunna) du prophète de Dieu. - Et si tu n y trouves rien ? Alors je mettrai toute mon énergie à formuler mon propre jugement sur quoi, le prophète loua Dieu (cf. Tariq Ramadan, Le face à face des civilisations).Ainsi le prophète lui-même (PSL) a admis la possibilité de faire face à des situations non prévues dans les deux sources (Coran et sunna) ! Ainsi il est demandé aux musulmans et plus précisément aux ulémas, tout en respectant l'esprit des sources, de faire l'effort de réflexion nécessaire à la formulation de leur propre jugement devant une situation nouvelle qui ne trouve pas sa réponse dans les textes ! C'est cela l'ijtihad, l'effort de réflexion.Et c'est cela que nous demandons à nos savants musulmans, pour nous éclairer face à un monde en mutation. Et c'est peut-être par ce l'ijtihad l'intellect (et non plus du sabre) que passera la conquête de nouveaux espaces par l'islam : "L'encre de l'érudit qui répand la Parole d'Allah est aussi sacrée que le sang du martyr qui défend cette Parole", a dit un sage. b) l'établissement de nouvelles législations (fiqh) par certaines figures saintes de l'islam en fonction des conjonctures sociales, culturelles, politiques ou économiques : - ainsi le calife Oumar n'hésita pas à suspendre l'application de l'amputation des mains des voleurs pendant l'année dite de la famine, estimant qu'un vol commis pour ne pas mourir de faim n'est pas un vol.- L'imam As-Châfi n'en a pas fait moins : après un voyage au Caire, il apporta de nombreuses modifications au fiqh qui avait cours à Bagdad, arguant que l'application des textes peut être plurielle et demander par conséquent une adaptation contextuelle.c) L'existence du principe du as-choura, le principe de la concertation, de la consultation : il a été scrupuleusement suivi par le Prophète, il a fait l'objet d'injonctions coraniques aux musulmans "consultez-les en toute chose"). Or, que signifie la nécessité d'un tel principe, sinon la reconnaissance de la pluralité et son mode de gestion ?En conclusion, l'islam, sans se trahir est capable de dialogue, d'adaptabilité, de consensus si l'on utilise de façon optimale tous les outils qu'il met à la disposition des croyants.En guise de conclusionJe voudrais rappeler ici les propos du Pr. Blamont : à brève échéance, notre monde n'aura plus les ressources nécessaires à sa survie si nous continuons à vivre comme nous l'avons fait jusque-là. Et quand on lui demanda comment désamorcer la bombe, il déclara dans un premier temps qu'il n'y a aucune solution. Puis, il se ravisa et dit que la seule solution envisageable serait de faire appel à notre spiritualité.C'est dire qu'aujourd'hui plus que par le passé, nous avons besoin des communautés croyantes. Le monde a donc besoin de l'islam.Il a besoin d'un islam vivant dont les leaders sont capables d'ijtihad, pour comprendre et maîtriser leur environnement.Mais il a aussi besoin d'un islam qui soit inscrit aussi dans les cœurs et non pas seulement dans les textes ! Que les musulmans et plus précisément les ulémas soient aussi prompts à défendre l'idéal social de l'islam que ses textes ! Soyons empathiques et charitables envers notre prochain : "Vous n'atteindrez la plénitude de la piété que lorsque vous parviendrez à donner ce que vous aimez", a dit le Coran. Avons-nous jamais marché pour protester contre les conditions infra humaines des jeunes mendiants de 4 à 5 ans qui infestent les carrefours de nos villes, de nos handicapés qui traînent à terre sur l'asphalte brûlant, entre véhicules et piétons, pour chercher leur pitance ? Contre les souffrances indicibles des malades qui crèvent dans nos hôpitaux faute de soins ? Contre la situation tragique des milliers de femmes qui meurent de façon anonyme dans nos campagnes au cours d'accouchements effroyables ? Non !Beaucoup de nos nantis et de nos ulémas sont plutôt attachés à acquérir de plus en plus de richesses, de plus en plus de palaces, de plus en plus de véhicules de luxe, de voitures Hummer et à faire chanter leurs louanges par des cohortes de griots, bref à vivre dans un monde de vanité et d'opulence. Est-ce cela l'islam du prophète (PSL) qui réparait lui-même ses chaussures et rapiéçait ses habits ? Est-ce cela l'islam de Cheickou Amadou de Hamdallaye qui, tous les soirs, sur sa peau de prière, se passait une corde de pendu autour du cou pour ne pas céder à la faiblesse de la chair en s'endormant comme un insouciant ? Est-ce cela l'islam de Niaro Karamoko qui labourait son champ et battait son mil de ses mains ?Soyons comme Abdoul Moun Talib, le grand-père du prophète (PSL) qui n'hésitait pas à se déchausser pour offrir ses chaussures à un pauvre hère et endurer lui-même le calvaire du sol brûlant de l'Arabie ! Soyons comme Ibn Chibli qui, un soir pluvieux à Bagdad n'hésita pas à recueillir dans la rue un chat transi de froid et à l'abriter sous son manteau pour le sauver de la mort.Nous voulons une société et des familles stables et saines ? Soit ! Avons-nous jamais protesté contre la destruction des familles paysannes qu'on dépossède de leurs terres ancestrales pour les jeter dans la rue ? Contre cette école déstructurante qui, au nom du slogan mensonger de "l'excellence" procède par une sélection basée sur le népotisme et le clientélisme et envoie une masse incalculable de jeunes dans les souricières du chômage tout en clonant les élus dans les filières de luxe de leurs ascendants ?Avons-nous jamais protesté contre ces nouvelles castes, véritable déni à l'équité, qui polarisent de plus en plus notre société entre nantis et marginaux ? Avons-nous jamais marché contre cette corruption destructrice quand bien même le Coran a dit "Dieu n'aime pas ceux qui sèment la corruption" ? Et comment peut-on espérer bâtir des familles dignes de ce nom dans un tel contexte délétère ?C'est dans cette lutte globale, intégrée, que nous devons nous engager, dans le respect de toutes les identités qui structurent cette nation. Faute de quoi toute démarche à la carte pourrait être suspectée de politicienne, c’est-à-dire bassement mercantile, matérialiste, intéressée et manipulatrice des masses.
Abdoul Traoré dit Diop(président de l’ADJ)
mercredi 16 septembre 2009
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